En quête de consonance

Nous avons réussi à exhiber de nouvelles configurations modulantes, jouables sur tous les instruments qui permettent de réaliser des quarts de tons. Toutefois, elles présentent peu d’intervalles consonants, ce qui peut dérouter nos oreilles habituées à une petite sélection de possibilités dans l’univers des échelles de notes.

Dans la division habituelle de l’octave en 12 parties égales, nous avons qualifié plus haut de « miracle » le fait que l’on puisse y trouver des quintes et des tierces majeures justes ou presque. Penchons-nous de plus près sur cette question, pour tenter d’appliquer ce que nous aurons compris à la recherche d’autres échelles consonantes.

Pour des raisons physiques, un son de fréquence f a une affinité avec les sons de fréquences 2f, 3f, etc. Le premier son de cette série, de fréquence double 2f, correspond à l’octave de la note initiale.

Par exemple, la note de fréquence 100 Hz (le sol à vide du violoncelle) sonne de manière consonante avec la note de fréquence 300 Hz (le à vide du violon), de fréquence exactement trois fois plus élevée. Cette dernière, quant à elle, sonne de façon consonante avec sa moitié (150 Hz, le à vide du violoncelle). Toutes ces notes, qui entretiennent entre elles des rapports simples, forment entre elles des intervalles consonants.

Si on part d’une note fondamentale de fréquence f donnée, qu’on calcule la série de notes 2f, 3f…, qu’on ramène chaque note résultante dans une même octave en divisant sa fréquence par 2 autant de fois que nécessaire, et qu’enfin on laisse de côté toute fréquence déjà obtenue, on obtient une « série consonante » dont les premiers intervalles sont :

  • l’unisson (fréquence fondamentale),
  • la quinte juste (fréquence fondamentale × 3 ÷ 2),
  • la tierce majeure juste (fréquence fondamentale × 5 ÷ 4),
  • la septième harmonique (un peu en-dessous de la septième mineure, fréquence fondamentale × 7 ÷ 4),
  • la seconde majeure juste (fréquence fondamentale × 9 ÷ 8),
  • la quarte augmentée harmonique (× 11 ÷ 8), la sixte harmonique (× 13 ÷ 8), la septième majeure harmonique (× 15 ÷ 8)…

Pour chaque intervalle, le nombre en gras représente la multiplication appliquée à la fréquence (2f, 3f, etc.), et le nombre après le symbole ÷ représente la division de la fréquence un certain nombre de fois par 2, qui ramène l’intervalle à l’intérieur d’une octave.

Plus on avance dans cette série, plus la classification de l’intervalle comme consonant est sujette à débat ; le ratio devient de plus en plus lointain, et aux considérations physiques s’ajoute la question de savoir si tel ou tel intervalle est habituel à nos oreilles – cela affectant grandement sa perception comme consonant ou dissonant.

En tout cas, parmi les intervalles ci-dessus, c’est-à-dire parmi les intervalles qui devraient être perçus comme les plus consonants, seuls la quinte, la tierce majeure et la secondes majeure sont représentables de manière raisonnablement précise dans l’EDO 12 habituelle.

Il est certain qu’une EDO présentera plus de possibilités de consonance si elle permet d’approcher de suffisamment près au moins les premiers intervalles justes : quintes, tierces majeures, septièmes harmoniques, secondes majeures. Voilà avec quelle précision sont approchés ces intervalles selon la division de base choisie :

DivisionDéviation quinteDéviation tierceDéviation septièmeDéviation secondeScore
5 18 94 -9 36 51
6 98 14 31 -4 52
7 -16 -43 60 -32 41
8 48 64 -69 -54 59
9 -35 14 -35 63 41
10 18 -26 -9 36 24
11 -47 50 13 14 36
12 -2 14 31 -4 17
13 37 -17 -46 -19 32
14 -16 42 -26 -32 30
15 18 14 -9 36 22
16 -27 -11 6 21 18
17 4 -33 19 8 20
18 31 14 31 -4 23
19 -7 -7 -21 -14 14
20 18 -26 -9 -24 20
21 -16 14 3 25 16
22 7 -4 13 14 10
23 -24 -21 22 5 20
24 -2 14 -19 -4 12
25 18 -2 -9 -12 12
26 -10 -17 0 -19 14
27 9 14 9 18 13
28 -16 -1 17 10 13
29 1 -14 -17 3 11
30 18 14 -9 -4 12
31 -5 1 -1 -10 6
32 11 -11 6 -16 12
33 -11 14 13 14 13
34 4 2 -16 8 9
35 -16 -9 -9 2 10
36 -2 14 -2 -4 7

Voici comment il faut lire ce tableau :

  • La colonne de gauche indique la division régulière choisie (par exemple, la division classique en demi-tons correspond à la première des lignes encadrées).
  • Les quatre cases suivantes de chaque ligne indiquent la précision avec laquelle cette division peut représenter une quinte juste, une tierce majeure juste, une septième harmonique et une seconde majeure juste. Les nombres correspondent à la déviation par rapport à l’intervalle juste, en centièmes de demi-tons. Les valeurs satisfaisantes, pour lesquelles la déviation est inférieure ou égale à 10 centièmes vers le haut ou vers le bas, sont mises en évidence avec un fond bleu.
  • La dernière colonne donne le score, calculé comme la moyenne quadratique des déviations. Un score plus bas indique une meilleure précision.
  • Enfin, les lignes pour lesquelles ce score est spécialement bon (inférieur à celui de ses quatre voisins les plus proches) sont encadrées en orange.

On peut voir dans ce tableau que la ligne concernant la division en 12 parties égales est exceptionnelle : elle présente des quintes très précises et de très bonnes secondes majeures. Les tierces majeures sont aussi acceptables, quoique plus imprécises que le seuil de 10 que nous avons choisi comme déviation maximale admissible. En revanche, les septièmes sont très fausses avec une déviation de 31 centièmes. On peut enfin noter que cette EDO est exceptionnelle par son économie : elle parvient à approcher de façon satisfaisante trois des quatre intervalles choisis avec seulement 12 notes différentes.

Les lignes correspondant aux divisions en 16, 19 et 22 parties égales sont encadrées car elles présentent une moyenne acceptable ; cependant, aucun de leurs intervalles n’est très juste.

Enfin, la ligne de l’EDO 31 est remarquable : elle approche avec une excellente précision les quintes, tierces majeures, septièmes harmoniques et secondes majeures. Une investigation plus poussée montrerait d’ailleurs qu’elle permet aussi d’assez bonnes approches de certains des intervalles « physiquement consonants » suivants.

Même si cela pourra paraître étonnant à qui n’est pas familier des études menées depuis plusieurs siècles en Europe sur les tempéraments, cette division a été découverte et utilisée pour composer de la musique dès le seizième siècle. Nicola Vincentino, compositeur né en 1511, l’a théorisée et mise en pratique avec un instrument nommé archicembalo (« super-clavecin »), instrument à clavier semblable au clavecin mais offrant la possibilité de jouer 31 notes également espacées dans chaque octave. Le mathématicien et astronome Christian Huygens a fait la même découverte au dix-septième siècle.

Voici deux pièces composées pour cet instrument. La seconde est jouée sur un clavier pensé pour une autre EDO, laquelle autorise toutefois les mêmes modulations lointaines.

En utilisant notre programme sur l’EDO 31, et en éliminant les échelles comprenant beaucoup de petits intervalles ou permettant peu d’intervalles consonants, nous trouvons plusieurs modes intéressants à 5, 7 et 8 hauteurs. Voici leurs schémas (ci-dessous nous appelons « divisions » les trente-et-unièmes d’octaves qui forment la base de ces échelles) :

ÉchelleHauteursIntervalles a et BSchémaConsonances
31.a55 divisions, 11 divisionsa–a–a–a–BTon, 3ce M
31.b55 divisions, 8 divisionsa–a–B–a–BTon, 3ce M, 4te, 5te
31.c73 divisions, 5 divisionsa–B–B–a–B–B–BTon, 3ce M, 4te, 5te
31.d74 divisions, 5 divisionsa–a–B–a–B–a–BTon, 4te, 5te
31.e82 divisions, 7 divisionsa–a–B–a–a–B–a–B4te, 5te
31.f82 divisions, 5 divisionsa–B–a–B–B–a–B–BTon, 3ce M
Succession d’intervalles de plusieurs échelles à 5, 7 et 8 sons parmi 31

La colonne de droite montre quelques intervalles consonants autorisés entre deux notes de l’échelle non nécessairement consécutives. On peut remarquer qu’aucune échelle modulante jugée intéressante ne permet d’utiliser les septièmes harmoniques, pourtant réalisables dans l’EDO 31. Voici des extraits audio permettant de se faire une idée des différentes échelles ci-dessus :

Échelle 31.a : 5–5–5–5–11

Échelle 31.b : 5–5–8–5–8

Échelle 31.c : 3–5–5–3–5–5–5

Échelle 31.d : 4–4–5–4–5–4–5

Échelle 31.e : 2–2–7–2–2–7–2–7

Échelle 31.f : 2–5–2–5–5–2–5–5

L’échelle 31.a a une saveur de gamme par tons : en examinant sa succession d’intervalles (5–5–5–5–11), on peut remarquer qu’il s’en faut de peu que ses notes ne divisent exactement l’octave en sixièmes. En effet, une division de l’octave en 30 parties au lieu de 31 permettrait le schéma 5–5–5–5–10, représentant une gamme par tons privée d’une des six hauteurs.

Trois autres échelles (31.d, 31.e et 31.f) sont impossibles à rattacher à une échelle connue. L’échelle 31.e a tout au plus une sonorité qui rappelle de loin celle de l’accord de quinte augmentée ; cet effet est expliqué en détail un peu plus loin. L’échelle 31.d nous semble la plus consonante, probablement à cause de l’absence d’intervalles plus petits que le demi-ton. Cette consonance intrinsèque supérieure devrait donc disparaître si les deux autres échelles venaient à être utilisées pour écrire une musique où les notes proches ne soient pas souvent jouées simultanément, comme c’est le cas dans l’harmonie classique.

Par leur succession de petits et de grands intervalles, les échelles 31.b et 31.c reproduisent quant à elles respectivement les échelles pentatonique et diatonique : seul le rapport de taille entre les deux intervalles est modifié. Ainsi, alors que dans l’échelle diatonique classique se succèdent des grands intervalles (tons) deux fois plus grands que les petits intervalles (demi-tons), l’échelle 31.c emploie des grands intervalles 5:3 de fois plus grands que les petits (5 divisions contre 3). De même, contrairement à l’échelle pentatonique habituelle qui oppose des grands et des petits intervalles dans un rapport 3:2 (tierces mineures et tons), l’échelle 31.b emploie un rapport 8:5. Ces deux échelles pourraient donc être qualifiées de « 31-diatonique » et « 31-pentatonique » : elles entretiennent un lien structurel fort avec les échelles diatonique et pentatonique usuelles, mais au sein de la division de l’octave en 31 parties égales.

Diatonique et pentatonique avec d’autres ratios

Pour une raison qui nous échappe et que nous laissons le soin à un lecteur mathématicien d’élucider, dans les premières divisons régulières de l’octave comportant des intervalles raisonnablement justes (12, 19, 31…), les rapports entre grands et petits intervalles des échelles pseudo-diatonique et pseudo-pentatonique font intervenir les premiers nombres de Fibonacci (2:1, 5:3, 3:2, 8:5).

Nous avons été tenté d’affiner encore la division de l’octave utilisée, tout en respectant les rapports donnés par les termes successifs de la suite de Fibonacci. À l’étape suivante, le rapport est de 5:3 pour l’échelle pseudo-diatonique et de 8:5 pour l’échelle pseudo-pentatonique, ces rapports nécessitant de se placer dans l’EDO 50. En continuant ainsi, à la limite (au sens mathématique du mot), les rapports entre grands et petits intervalles tendent vers le nombre d’or :

EDORapportsSchéma diatoniqueSchéma pentatonique
122:1 – 3:21–2–2–1–2–2–22–2–3–2–3
193:2 – 5:32–3–3–2–3–3–33–3–5–3–5
315:3 – 8:53–5–5–3–5–5–55–5–8–5–8
508:5 – 13:85–8–8–5–8–8–88–8–13–8–13
8113:8 – 21:138–13–13–8–13–13–1313–13–21–13–21
φ:1 – φ:11–φ–φ–1–φ–φ–φ1–1–φ–1–φ
Des ratios se rapprochant du nombre d’or

Cette idée, théoriquement séduisante, est décevante en pratique. En effet, au-delà de la division en 31 parties, les nouvelles EDO permettant des gammes pseudo-pentatoniques et pseudo-diatoniques n’apportent plus rien car les imprécisions des intervalles consonants se stabilisent :

EDOQuinteTierce majeureSeconde majeure
12-214-4
19-7-7-14
31-51-10
50-6-2-12
81-6-1-11
-6-1-11
Précision des intervalles consonants lorsqu’on tend vers la gamme dorée

En fait, dans les échelles pseudo-pentatoniques et pseudo-diatoniques, le rapport entre les grands et les petits intervalles peuvent être choisis librement de manière à rendre parfaitement juste l’un des intervalles consonants, mais pas les trois. Comme toujours dans le domaine des tempéraments, nous avons affaire à une histoire de compromis.

ContrainteRatio grand intervalle / petit intervalle
EDO 122
EDO 315 / 3 = 1,666…
Tons et quintes justesEnviron 2,260017
Tierces justesEnviron 1,649393
Ratio grand / petit intervalle selon la contrainte choisie

Si les ratios fractionnaires des deux premières lignes correspondent à des divisions de l’octave en 12 ou 31 parties, les ratios irrationnels des deux lignes suivantes ne se trouvent dans aucune division égale. Ils permettent d’avoir ou bien des quintes et des tons justes, ou bien des tierces justes. Tout ratio intermédiaire entre les deux dernières valeurs (y compris les ratios trouvés en utilisant l’échelle dodécatonique usuelle ou l’EDO 31) correspond à un tragique compromis entre justesse des quintes et justesse des tierces – ce sujet a été la clé de voûte de toutes les recherches sur les tempéraments au cours de l’histoire.

Voici quatre extraits musicaux, de contenu musical identique, mais qui utilisent les différents ratios grand intervalle / petit intervalle du tableau ci-dessus :

Lorsqu’on écoute ces extraits à la suite, ce qui frappe, c’est plus leur similitude que leurs différences ! Avec des écarts à la gamme tempérée dépassant parfois le cinquième de demi-ton, ces échelles sont pourtant objectivement assez éloignées l’une de l’autre. Il semble que notre oreille soit très sensible à la répartition des grands et des petits intervalles au sein de l’échelle, bien moins au ratio exact qu’ils entretiennent entre eux. Cette considération, toutefois, est à tempérer :

  • Notre oreille moderne habituée à un tempérament unique (l’échelle tempérée) est bien moins sensible aux subtilités de l’accordage que celle, par exemple, d’un claveciniste il y a trois siècles ;
  • L’extrait est réalisé avec des sons électroniques, qui n’entrent pas en résonance les uns avec les autres. Sur un instrument physique, dont les cordes ou les tuyaux sont joués simultanément et entrent physiquement en résonance les uns avec les autres, des tempéraments à quintes justes ou fausses sonnent bien plus différemment.

À l’époque où la question des tempéraments était d’une importance capitale en composition, en lutherie et pour les interprètes (c’est-à-dire avant la généralisation de l’échelle tempérée), toutes ces échelles auraient d’ailleurs été simplement considérées comme des tempéraments différents ; l’optimisation des quintes étant appelée gamme pythagoricienne, et l’optimisation tierces (avec plus ou moins de compromis) tempérament mésotonique.

En revanche, même si elles se ressemblent à un instant donné, ces échelles se comportent différemment lorsqu’elles modulent. En effet, les différences entre leurs intervalles s’additionnent assez vite lorsque progresse le cycle des modulations. Si l’on part d’une échelle pseudo-diatonique de rapport différent de 2:1, on s’éloigne ainsi rapidement des notes représentables sur les 12 tons usuels.

Dans la dernière partie, nous explorerons trois autres EDO particulières, et conclurons en abordant la question du rôle musical de la modulation.