D’autres divisions en parties égales

Cependant, cette histoire de modulation ne s’arrête pas là. En effet, au lieu de diviser l’octave en 12 demi-tons, nous pouvons choisir une division de base en un autre nombre de parties, par exemple 7, 15 ou 37 parties égales. Il devient alors possible de choisir au sein de ces nouvelles divisions des échelles modulantes, pour construire de nouveaux systèmes tonals exotiques.

EDO : Division Égale de l’Octave

Dans la suite de cet article, suivant l’usage anglo-saxon, j’écris EDO pour Equal Division of the Octave (« division égale de l’octave »). Cette expression signifie que l’octave est partagée en un certain nombre d’intervalles de taille identique. J’écrirai par exemple « EDO 19 » pour désigner la division de l’octave en 19 parties égales.

Avec cette nouvelle dénomination, les échelles modulantes évoquées jusqu’ici sont construites sur l’EDO 12 ; à partir d’ici, nous nous intéressons à d’autres EDO.

Il faut signaler que les EDO n’offrent pas toutes les mêmes facilités pratiques :

  • Les divisions de l’octave en 2, 3, 4 ou 6 parties égales (ces nombres étant des diviseurs de 12) sont jouables sur tout instrument chromatique – voir la première portée ci-dessous ;
  • Les divisions en un nombre de parties multiple de 12 (en particulier l’EDO 24), qui étendent l’échelle chromatique, sont assez facilement notables sur une partition et jouables sur un instrument, à condition de trouver un moyen de réaliser des hauteurs intermédiaires entre les demi-tons (c’est impossible aux claviers habituels, mais réalisable pour la plupart des bois et des instruments à cordes sans frettes – voir la deuxième portée ci-dessous) ;
  • Certaines divisions ayant une affinité arithmétique avec le nombre 12 (par exemple 8, 9 ou 16 parties égales) « tombent juste » pour certaines hauteurs, ce qui rend leur notation et leur exécution humainement envisageables (troisième portée) ;
  • Toutes les autres divisions sont à peu près impossibles à noter simplement dans le cadre du solfège habituel. Elles requièrent ou bien une lutherie adaptée (guitare à frettes mobiles – xylophone à lames rabotées – flûte spécialement trouée, etc.), ou bien une exécution par un instrument électronique, ou bien un interprète motivé pour travailler un nouveau système de doigtés (voir dans la dernière portée l’exemple de l’EDO 7).
Des divisions égales plus ou moins faciles à noter et à jouer
Des EDO plus ou moins faciles à noter et à jouer

Enfin, il faut noter que seules les divisions comportant assez peu de hauteurs différentes, peut-être une vingtaine au maximum, permettent un nommage mnémotechnique de toutes les notes :

  • Notre système usuel y parvient avec 7 noms de notes, chacune pouvant être modifiée par un petit nombre d’altérations différentes ;
  • Le sargam indien emploie aussi 7 svara (hauteurs), délicieusement nommées shadjamam, richabham, gandharam, madhyamam, panchamam, dhaivatam et nichadam, auxquelles sont associées comme en France ou en Italie des syllabes de solmisation, et comme en Allemagne ou dans les pays anglophones des lettres (en l’occurrence, les initiales des noms complets), avec là aussi un système de modificateurs de hauteurs (altérations) ;
  • En revanche, le Système Semantic, par exemple, fait un pari voué à l’échec en tentant de nommer individuellement ses 53 degrés et 54 intervalles – on imagine un professeur de solfège devant apprendre à une classe d’enfants de huit ans à distinguer un « double daghboc » d’une « quarte slendroïque biseptime ».

Si nous optons pour l’une des divisions non dodécatonique ci-dessus, deux possibilités distinctes sont à prendre en considération :

  • Il est possible de la traiter, comme nous l’avons fait jusqu’ici, comme une division de l’octave ;
  • Ou bien, on peut l’appliquer à l’échelle des demi-tons conventionnels, quitte à obtenir un mode non octaviant, c’est-à-dire dont le schéma se répète après une période autre qu’une octave.

Voici par exemple les deux possibilités offertes par la division en 7, avec dans les deux cas une même échelle modulante au sein de cette division (dans laquelle on peut reconnaître le mode pentatonique de ratio 2:1). À droite, nous tirons parti du fait qu’une quinte équivaut à 7 demi-tons.

Deux façons de traiter les hauteurs pour une division en 7 parties égales
Deux façons de traiter les hauteurs pour une division en 7 parties égales

En laissant ainsi libre le nombre de divisions, il devient difficile d’examiner systématiquement toutes les échelles modulantes possibles. Cependant, nous pouvons explorer quelques cas.

Sur l’octave divisée en quarts de tons

Nous avons vu plus haut que l’EDO 24, habituellement appelée « échelle des quarts de tons », était raisonnablement facile à noter et à jouer ; cette échelle est d’ailleurs universellement utilisée dans les musiques contemporaines, et elle a une notation standard grâce à des symboles dérivés des altérations traditionnelles.

Commençons par examiner les échelles modulantes à 5 et 7 sons dans cette division, dans l’idée de trouver des alternatives microtonales aux deux échelles modulantes bien connues (échelles pentatonique et diatonique). Pour les connaître, nous avons de nouveau exécuté le programme présenté plus haut.

Voir la sortie du programme

Échelles modulantes de 5 sons parmi 24
Échelles modulantes de 7 sons parmi 24

Voici une représentation graphique des résultats :

5 sons parmi 24 : représentation des huit échelles modulantes
7 sons parmi 24 : représentation des six échelles modulantes

Chacune des échelles trouvées comporte seulement deux types d’intervalles distincts, un grand et un petit. Par exemple, pour le premier mode à 7 sons ci-dessus (de type – nouveau néologisme – « oligomicrochromatique »), il s’agit du quart de ton, présent 6 fois, et de la sixte majeure, représentée une seule fois. Les intervalles présents, ainsi que leur ordre de succession, sont récapitulés dans ces tableaux :

ÉchellePetit intervalle « a »Grand intervalle « B »Schéma
5.1Quart de tonSeptième mineurea–a–a–a–B
5.2Demi-tonSixte mineurea–a–a–a–B
5.3Demi-tonTierce majeure + ¼a–a–B–a–B
5.4Ton + ¼Quarte augmentéea–a–a–a–B
5.5Demi-ton + ¼Tierce mineurea–B–a–B–B
5.6TonTierce majeurea–a–a–a–B
5.7TonTierce mineurea–a–B–a–B
5.8TonTon + ¼a–B–B–B–B
Succession d’intervalles des échelles à 5 sons parmi 24
ÉchellePetit intervalle « a »Grand intervalle « B »Schéma
7.1Quart de tonSixte majeurea–a–a–a–a–a–B
7.2Demi-tonQuarte augmentéea–a–a–a–a–a–B
7.3Demi-tonTierce mineure + ¼a–a–a–B–a–a–B
7.4Demi-tonTona–B–B–a–B–B–B
7.5Ton + ¼Tierce mineurea–a–a–a–a–a–B
7.6Demi-ton + ¼Tona–a–B–a–B–a–B
Succession d’intervalles des échelles à 7 sons parmi 24

Les intervalles ne viennent manifestement pas dans n’importe quel ordre. Il n’est pas simple d’expliciter avec la rigueur d’un mathématicien le critère qui régit les suites d’intervalles des échelles modulantes. En première approximation, nous pouvons nous limiter à dire qu’elles présentent de fortes redondances internes : aucune échelle modulante n’est périodique, mais cela se joue toujours à un intervalle près. Dit autrement, il existe toujours un intervalle qui, s’il était retiré de la liste, rendrait l’ensemble périodique.

Certaines des 14 échelles énumérées ci-dessus ont-elles un intérêt musical particulier ?

Cinq sont déjà connues dans l’EDO 12 traditionnel : toutes leurs hauteurs tombent sur une note jouable au piano, et tous leurs intervalles valent un nombre entier de demi-tons. Il s’agit des échelles pentatonique et diatonique (5.7 et 7.4 dans les tableaux ci-dessus), des échelles « oligochromatiques » (5.2 et 7.2), et d’une échelle sous-ensemble de la gamme par tons (5.6). Deux autres échelles sont « oligomicrochromatiques » (5.1 et 7.1) : toutes leurs hauteurs sont groupées sur un petit intervalle, rendant leurs réalisations nécessairement très dissonantes.

Les sept échelles restantes (quatre à 5 sons et trois à 7 sons) sont de véritables nouveautés. Voici leur notation musicale, avec la succession de petits et grands intervalles mise en évidence par l’espacement des notes :

Nouvelles échelles à 5 et 7 sons
Nouvelles échelles à 5 et 7 sons

Parmi celles-ci, il y en a encore deux qui nous intéressent peu. Il s’agit des échelles 5.4 et 7.5, qui ne sont que des sous-ensembles de l’EDO 8 :

Les échelles 5.4 et 7.5 divisent l'octave en 8
Les échelles 5.4 et 7.5 divisent l’octave en 8

Quoique tout à fait utilisables musicalement, ce n’est pas leur caractère modulant qui primera à l’écoute mais l’échelle régulière qui leur sert de support, invariante au cours des modulations successives – nous avons déjà rencontré ce cas à plusieurs reprises avec les échelles sous-ensembles de la gamme par tons ou de l’accord de septième diminuée.

Si nous devions continuer avec des choix rationnels, nous pourrions encore éliminer l’échelle 5.8, avec l’argument que les modulations successives ne déplacent la note de départ de l’échelle que d’un seul rang, la privant de la capacité à fournir une véritable alternative au « cycle des quintes » :

L'échelle 5.8 module au degré le plus proche
L’échelle 5.8 module au degré le plus proche

Cependant, nous n’en ferons rien : malgré cette différence par rapport à ce que l’on peut attendre d’un système pseudo-tonal, il est trop tentant d’écouter ce que peut produire auditivement un système modulant basé sur une échelle quasi régulière, dans lequel les modulations sont produites par de discrets glissement d’un simple quart de ton.

Voici les notes qu’il faut modifier dans chacune des cinq échelles restantes pour moduler vers le bas ou vers le haut :

Les cinq échelles retenues et leurs degrés modulants
Les cinq échelles retenues et leurs degrés modulants

Pour chacune de ces nouvelles échelles, nous proposons deux extraits musicaux :

  • Une réalisation basique jouée par un orchestre synthétique, comprenant un accord tenu aux cordes et un arpège de harpe. L’échelle est présentée dans une première configuration, puis elle est reconfigurée trois fois en suivant le cycle des modulations ascendantes ;
  • Un extrait musical algorithmique, réalisé avec des sons électroniques, similaire à ceux présentés précédemment. L’échelle est utilisée sans considération modale, comme un réservoir de notes.

Les deux extraits musicaux sont toujours les mêmes : seule l’échelle change. Pour comparaison, nous avons réalisé ces extraits non seulement sur les cinq échelles retenues, mais aussi sur les échelles pentatonique et diatonique habituelles.

Mais c’est dissonant !

On ne refait pas le système tonal en un jour…

  1. À l’exception de l’échelle 5.8, toutes ces nouvelles échelles contiennent de petits intervalles (inférieurs à la seconde majeure) qui, joués simultanément, frottent.
  2. Le miracle de la division habituelle (EDO 12) tient au fait que cette division régulière permet des intervalles qui approchent de très près la quinte juste et la tierce majeure. Ces intervalles, ressentis comme consonants pour des raisons physiques, sont présents entre de nombreuses notes des échelles diatonique et pentatonique habituelles, mais sont absents des nouvelles échelles ci-dessus – sauf les échelles 5.8 et 7.6, qui contiennent toutes deux des quintes.

Pour les deux raisons ci-dessus, il est donc logique que parmi nos cinq nouvelles échelles, la 5.8 soit perçue comme la moins dissonante. Nous nous intéresserons un peu plus loin aux EDO offrant des intervalles consonants.

Ces échelles sonnent toutes pareil !

Leur division de base est identique : toutes ces échelles s’appuient sur l’échelle des quarts de tons.

Cependant, si elles vous semblent toutes sonner de manière similaire, cela est plus probablement dû à notre habitude de quelques systèmes harmoniques bien définis : hors de ces sentiers battus, notre oreille discrimine beaucoup moins facilement les différences. Un singe reconnaît chacun des membres de sa tribu à sa voix, là où nous entendons des cris identiques ; un bassoniste entend dans un enregistrement que le soliste d’un orchestre utilise un basson français ou le système allemand, mais peut se trouver incapable de déterminer si l’instrument qui joue ensuite est un violoncelle ou un violon. De la même manière, nous distinguons sans effort le mode majeur du mode mineur, alors que pour reconnaître des échelles inconnues, nous avons d’abord besoin de nous y habituer.

Pour finir sur la division en 24, rappelons que toute échelle conçue sur une division différente de 12 peut être utilisée ou bien pour créer un EDO (en abandonnant les demi-tons justes), ou bien pour créer un mode joué sur les notes usuelles mais dont la période est différente de l’octave. Les exemples ci-dessus, issus d’une division en 24 parties, ont été réalisés sur une octave divisée en quarts de tons (EDO 24). Voici pour comparaison l’échelle 7.3, maintenant réalisée sans quarts de tons avec une période de deux octaves :

Dans la partie suivante, nous chercherons des échelles consonantes au sein des EDO exotiques.